Histoire vraie : qu'y a-t-il au coin de la rue ?
J'avais dix ans à peine que je connaissais déjà trois italiens, trois beaux garçons poussés sous le soleil magique de Lombardie, des "grands" comme disent les petits. Il était rare d'en rencontrer dans ce quartier chic du 17ème arrondissement de Paris qui s'étendait, restreint par les interdictions de ma mère, du boulevard de la Somme à la place Péreire, dont les immeubles bourgeois affichaient avec détachement un luxe feutré et cossu.
Tous les dimanche matin, mon père, mon frère et moi allions leur rendre immanquablement visite. Vers 10 h 30, et jamais avant ou après, mon père donnait le signal du départ en nous enjoignant d'enfiler nos manteaux tandis que ma mère s'affairait à effacer les dernières traces familiales d'une soirée de jeu de dada.
Ils tenaient une petite boutique de produits régionaux importés de leur pays natal pour le plus grand plaisir des habitants du quartier qui n'hésitaient pas, en mécréants gourmands, à sacrifier une partie de la matinée consacrée au seigneur pour y faire la queue, comme à confesse.
Dans les vitrines réfrigérées, au-dessus desquelles se désespéraient, pendus, une bonne centaine de saucissons dodus et odorants, se tassaient des pâtes fraîches aux noms farcis de i, de é et de a qui faisaient se cogner la langue contre les dents si on les prononçait avec l'accent.
Se soustrayant à cette bousculade gourmande, mon frère et moi nous échappions vers le fond du magasin pour aller coller notre nez et nos genoux contre un petit meuble congélateur de couleur bleue ; il portait une inscription en lettres rondes et blanches qui s'affichaient avec délectation : GELATI MOTTA, surmonté d'un couvercle transparent.
Nos yeux avides fouillaient son contenu avec adresse, à l'assaut de notre récompense dominicale préférée : une glace fondante et crémeuse, alanguie entre deux gaufrettes croustillantes, au parfum inégalé de "fleur de lait - chocolat" que Julio, c'était son nom, saisissait d'une main experte, comme un prestidigitateur sort un lapin de son chapeau, et nous tendait à chacun en guise de bon point.
Et chaque dimanche matin, je rendais grâce à ce Monsieur Gelati Motta, un italien que je ne connaissais pas, de me permettre de savourer cette merveille à l'abri de la petite boutique du coin de la rue, tandis que mon père choisissait consciencieusement ses pâtes et que nous nous léchions les doigts dans la volupté renouvelée d'un dimanche parfumé de vanille italienne et de chocolat.